Le passéisme, C’est cette certitude que le monde tournait bien mieux avant, que l’humain avait de plus hauts souhaits, que l’intelligence n’avait pas encore capitulé… Contrairement à ce que pourrait laisser croire notre époque, le passéisme ne date pas d’aujourd’hui.
« Les jeunes n’ont plus aucun respect et plus rien ne les intéresse« , « La fin de l’humanité est pour bientôt et c’est tant mieux« , « Le QI de la population est en baisse« , etc.
Le poète latin Horace en témoignait déjà il y a presque 2 000 ans, dans son Art poétique (_v. 173-174) : « Mille incommodités assiègent le vieillard… Quinteux, râleur, vantant le temps passé, quand il était gosse, toujours à censurer les jeunes… » Parmi de nombreuses imprécations antiques et atemporelles, ainsi nous pouvons citer celles de Valerius Caton dans ses Poetae minores (v. 178-182.) : « Est-ce ma faute si nous n’en sommes plus à l’âge d’or ? Il m’aurait mieux valu naître alors que la Nature était plus clémente. Ô sort cruel qui m’a fait venir trop tard, fils d’une race déshéritée ! » ; ou encore les lamentations de Juvénal, dans ses Satires (v. 69-70) : « Déjà du temps d’Homère notre race baissait. La terre ne nourrit plus aujourd’hui que des hommes méchants et chétifs.«
Tout n’était pas mieux avant (loin s’en faut)
Pour la vision du psychologue Serge Ciccotti, ce sentiment a probablement toujours existé, nourri notamment par les religions et le mythe du paradis perdu, mais la communication étant bien plus importante aujourd’hui avec les réseaux sociaux et la diffusion scientifique, elle produit un effet de loupe sur ce phénomène. Et ce, même si de nombreux contre-exemples pragmatiques viennent contrecarrer l’idée d’un monde forcément plus noir qu’hier, à ce propos, Michel Serres dans son manifeste C’était mieux avant, en 2017 : avant, « les usines sans contrainte, répandaient leurs déchets dans l’atmosphère, ou la mer, ou la Seine, le Rhin ou le Rhône« , avant « on ne connaissant pas les antibiotiques, on mourait de vérole ou de tuberculose« , avant, il n’y avait pas de soins palliatifs, avant « les chambres à coucher restaient glaciales tout l’hiver« , etc.
Chères Petites Poucettes, chers Petits Poucets, ne le dites pas à vos vieux dont je suis, c’est tellement mieux aujourd’hui : la paix, la longévité, les antalgiques, la paix, la Sécu, la paix, l’alimentation surveillée, la paix, l’hygiène et les soins palliatifs, la paix, ni service militaire ni peine de mort, la paix, le contrat naturel, la paix, les voyages, la paix, le travail allégé, la paix, les communications partagées, la paix… Michel Serres
La faute au « biais de négativité »
Selon Serge Ciccotti, il y a deux raisons principales à cet effet « C’était mieux avant » : la mémoire, en revanche, retient le positif et oublie le négatif. Les recherches psychologique montrent en effet l’existence d’un biais de négativité, nous voyons plus les défauts que les qualités : « Beaucoup d’évolutions positives sont invisibles et les médias nous abreuvent d’événements négatifs – attaques terroristes, incendies, tsunamis… – notamment en raison de leur côté spectaculaire.«
Des études universitaires de Caroline du Nord ont récemment montré que nous avions tendance à nous remémorer davantage les événements passés positifs que les événements négatifs : « Seules les personnes déprimées échappent à cette illusion ! Ainsi, sur 12 études recensées, les participants disent avoir vécu davantage d’événements positifs que négatifs.«
On préfère les choses que l’on connaît déjà
La mémoire joue en fait un rôle clé dans ce sentiment passéiste. Car ce que nous préférons est en générale toute chose que nous avons déjà expérimenté – et ce dans tous les domaines.
Il s’agit là aussi d’un biais cognitif mis à jour au XXe siècle par le psychologue américain Robert Zajonc, et appelé « effet de la simple exposition » : plus nous sommes exposés à un stimulus (objet, personne), plus l’attachement pour le stimulus grandit.
Un article de Madmoizelle, qui s’en faisait l’écho en 2014, rapportait une expérience dans laquelle un chercheur présentait à des volontaires une douzaine de mots de 7 lettres dénués de sens en leur faisant croire qu’il s’agissait de mots turcs. Ces derniers étaient présentés aux volontaires à des fréquences plus ou moins élevées, entre 0 et 25 fois. Les participants devaient ensuite estimer si le sens de chaque mot était positif ou négatif
A priori, rien ne permet d’orienter leurs décisions… Et pourtant : les résultats montrent que les sujets attribuent un sens plus positif aux mots présentés un grand nombre de fois (10 et 25) qu’aux mots présentés rarement (0,1 et 2 fois) ! Il y aurait donc un lien entre la fréquence d’exposition aux mots et le sens qu’on leur donne. Cette constatation a été effectuée maintes fois.
Les vieux, bien plus « passéistes » que les jeunes
Enfin ce mécanisme est accentué par l’âge, souligne encore Serge Ciccotti :
Des travaux ont montré l’existence d’un « effet d’effacement » qui s’accentuerait avec l’âge : dans une expérience réalisée il y a une vingtaine d’années de l’Université d’Irvine, en Californie, on a réuni des participants et on les a divisés en trois groupes d’âges différents : 18 ans à 29 ans, 41 ans à 53 ans et 65 ans à 80 ans. On a ensuite exposé chacun de ces groupes à des images positives (visages d’enfants souriants), négatives (blessures corporelles) ou neutres (photos d’animaux ou de paysages). On a observé que les jeunes participants se sont souvenus davantage des images négatives que des images positives. Les plus âgés se sont davantage remémoré les images positives.
Ce filtre positif expliquerait pourquoi certaines personnes âgées, lorsqu’elles se tournent vers leur passé, oublient les aspects négatifs de ce qu’elles ont vécu. Cet effet d’effacement a été observé dans le cerveau des personnes examinées par imagerie cérébrale : « Chez les personnes âgées, une zone nommée complexe amygdalien, qui intervient dans la genèse des émotions, est activée aussi bien par les images positives que par les images négatives. Cette zone n’est activée que par les images négatives chez les plus jeunes… Cette observation suggère que les personnes âgées manifestent plus de réactivité émotionnelle aux images positives que les jeunes : tout se passe comme s’ils y faisaient plus attention« .
Selon la « théorie de la sélectivité socio-émotive », chacun dirige son attention vers des pensées ou des souvenirs positifs lorsqu’il connaît que le temps qui lui reste à vivre est limité. C’est le cas pour les personnes âgées, mais aussi pour les plus jeunes en fin de vie : elles manifestent une attention renforcée aux stimulations positives.
Voilà qui peut aussi expliquer en partie le populisme spécifique des vieux selon Serge Ciccotti, « Les seniors se sentent en sécurité dans des environnements qui leur sont familiers ; un sentiment croissant d’insécurité pousse les plus âgés dans les bras des populistes« .
Les parents aussi…
Toujours dans l’Université de Cornell, une étude, a également montré que le fait d’avoir un enfant pouvait accentuer le mécanisme du « C’était mieux avant » précise encore Serge Ciccotti. Sur les 51 professeurs d’école primaire interrogés sur leur perception du danger dans le monde dans un passé récent, ceux qui étaient devenus parents pendant la période évaluée ont perçu le monde comme sensiblement plus dangereux que les autres professeurs :
Les perceptions changent quand on devient parent : il est alors plus intéressant d’un point de vue évolutif d’être soupçonneux afin de mieux protéger les nouveau-nés. Ainsi, les parents qui se méfient spontanément de tout ce qui est nouveau évitent d’exposer leur enfant à un danger potentiel. Dans ces conditions de méfiance, face à la nouveauté, les enfants auraient été mieux protégés, et ces comportements de refus de l’innovation se seraient perpétués. Aujourd’hui, ce type d’attitude est devenu partie intégrante – inconsciente – de nos comportements.
Finalement, tout tend à prouver que cette nostalgie du passé ressentie par les passéistes témoigne surtout de l’espérance d’un avenir meilleur… A notre époque, les vieux et les parents ne sont cependant plus les seuls à se faire des cheveux blancs en pensant à l’avenir. Certainement parce qu’il existe bel et bien un domaine où la régression semble indiscutable.